28 Octobre 2019
Beaucoup de gens semblent fustiger les adaptations de comics (nous n’aborderons pas les sorties récentes dignes des Muppets des papys du cinéma Scorsese et Coppola, malgré l’immense respect que leurs filmographies respectives évoquent). Encore récemment, j’ai entendu dire par certaines personnes qu’ils n’avaient pas vu "Joker" car, je cite, « je n’aime pas les films des Avengers ». Outre posséder a priori une connaissance des comics digne du néant le plus complet, il est important de traiter le sujet pour éviter encore d’autres grosses digressions du style. Si le MCU et le DCEU, ainsi qu’une énorme majorité des adaptations de comics semblent se conformer à mélanger grands spectacles et mise en scène déjà vu, il est essentiel de se souvenir que ça n’a pas toujours été le cas. Il faut revenir à une liste exceptionnellement courte de film ayant choisi le parti pris de montrer une facette moins manichéenne des Héros, voir même en se concentrant sur des figures d’antagonistes.
DC avait déjà su le démontrer par l’intense "Watchmen – Les Gardiens" de Zack Snyder. En montrant un univers bien plus sale et violent que les adaptations majoritaires, il était parvenu à développer une empathie toute particulière pour le personnage de Rorschach, brutal et moralement approximatif, n’hésitant pas à user d’une violence toute particulière pour parvenir à ses fins. Dans une autre proportion, David Ayer avait tenté le coup récemment en sortant un "Suicide Squad" d’une nullité abyssale, ne parvenant jamais à nous faire éprouver, à la fois, de la sympathie ou de la crainte pour les trop nombreux antagonistes de son métrage. En attendant la vision extrêmement attendue de James Gunn pour tenter de rattraper cette purge (dont le titre, "The Suicide Squad", peut être vu comme un pied-de-nez au film précèdent par son préfixe), souvenons-nous également de la tentative ratée de Marvel de mettre "Venom" au premier plan dans un film d’action banal tournant beaucoup trop rapidement à la bromance fade.
Mais je divague. Repartons chez DC d’une part et dans le Batman-verse d’autre part. Quand on parle du Chevalier Noir et de ses antagonistes (et il y en a moult), il y a en a un qui revient plus que tous les autres: le Joker. Jamais un méchant n’est autant revenu dans la saga du Batou malgré les multiples et multiples reboots de ses aventures, que cela soit filmique ou animée. Depuis sa première apparition dans la kitchissime série des 60’s, nombre d’acteurs se sont essayés à la composition de ce rôle particulièrement difficile d’un alter-égo maléfique à Bruce Wayne aux origines troubles et changeantes au gré des nouvelles aventures.
A chaque époque son Joker. Pour les plus anciens, ils se rappelleront César Romero, Joker jovial, très peu effrayant et à la moustache curieusement dissimulée sous du maquillages approximatif pour la série et le film des 60’s. Pour nos papas (parce que je suis jeune), ils se remémoreront la folie d’un Jack Nicholson (qui a notamment supplanté Willem Dafoe ou Robin Williams) habité par son rôle dans l’excellent "Batman" de Tim Burton. Pour les enfants que nous étions dans les années 90, et qui ont surtout eu le plaisir de la regarder en VO, la série animée accueillit un Mark Hamill en transe, donnant encore au Joker un côté encore plus fou et judicieusement cartoonesque, tout en se permettant de le rendre bien plus violent et fou dans deux opus de la saga "Arkham" en jeux-vidéos. Pour Nolan, on avait parié sur Paul Bettany, Steve Carell, Adrian Brody et (encore) Robin Williams, mais c’est finalement le regretté Heath Ledger qui obtint le rôle, d’abord moult fois critiqué, puis mille fois adulé pour son Joker insaisissable et faisant une paire incroyable avec Christian Bale. Je parlerai très rapidement du Joker extrêmement mal écrit (et interprété) d’un Jared Leto en roue libre pour "Suicide Squad" ainsi que de l’excellent Cameron Monaghan pour la série "Gotham", bien que son Joker n’apparaisse, officiellement, qu’en toute fin de série.
Après le désistement du duo Scorsese (malhonnête) Di Caprio puis la vaine tentative de torpillage d’un Jared Leto boudeur de n’avoir même pas été concerté pour le Spin-Off solo du Joker, le projet atterrit dans les mains de Todd Phillips qui, même s’il a réalisé l’étrange "War Dogs" en 2016, est surtout l’instigateur de l’irrévérencieuse (et jubilatoire, malgré tout) trilogie "Very Bad Trip". Autant dire, un gouffre par rapport à ses anciennes productions (qui se souvient de "Starsky & Hutch" ?). Pourtant, Phillips a deux certitudes. Il veut Joaquin Phoenix et il ne veut pas (trop) suivre les comics, il veut écrire sa propre vision du Joker. Point de super-héroïsme, de cuve d’acide ou de passé nébuleux: son Joker sera un homme totalement lambda.
Ou presque. On ressent rapidement que son enfance fut compliquée, que sa mère, campée par la merveilleuse Frances Conroy (de la mère de Barney dans HIMYM au plus psychopathe dans AHS), n’est plus tout à fait saine d’esprit, ainsi que la pirouette scénaristique pour expliquer son rire de dément est ingénieuse et totalement dans le propos de la vision voulue de son personnage. Ce rire, si reconnaissable, vous fera ressentir un malaise incroyable tout le long du visionnage, impossible de savoir réellement si Arthur Fleck rit par plaisir, par peur ou par tristesse, bien que le jeu de Phoenix soit d’une perfection absolue, terrifiant et malaisant de bout en bout.
Avant de parler du personnage en lui-même, parlons contexte. Le film n’est jamais précisément daté, même si l’esthétique est grandement à rapprocher aux années 80. Gotham City y apparaît sale, décharnée par la crasse et la violence, bien loin des beaux quartiers majoritairement montrés dans les films de Nolan. Le climat y est anxiogène, la pauvreté est partout, les rats grouillent et les allocutions télévisées d’un Thomas Wayne versant entre l’hyper opportunisme et la paranoïa ne sont pas là pour nous faire apparaître ne serait-ce qu’une maigre lueur d’espoir. Le grain de l’image lui-même a son importance, virant au vert en plein jour et accentuant les orange/rouges lors des moments de tensions ou nocturnes.
Analyser ce film revient à le spoiler de tout bord. En fait, on ressort de ce film étonnamment circonspect. Il est excellent, à n’en point douter, mais également bien plus complexe qu’il n’y paraît, possédant de multiples niveaux de lecture. Dans les grandes lignes, on y suit donc le parcours d’Arthur Fleck, clown divertissant des enfants à l’hôpital ou jonglant avec des pancartes en face de magasins. On le voit se faire malmener, maltraiter, insulter, ridiculiser encore et encore, jamais pris au sérieux à cause de son handicap. On le voit basculer dans la folie, commettre son premier triple meurtre sur trois travailleurs de Wayne Enterprise, ce qui déclenchera les premières émeutes, les premiers rassemblements de gens grimés/masqués en clown, lui faisant de plus en plus questionner sa vie et son but, qui était, de base, d’apporter joie et rire aux gens.
Au fur et à mesure, le film s’enfoncera dans la folie habitant la tête de Fleck, et c’est là que les différents niveaux de visionnage se ressentiront. On comprend très rapidement son fantasme d’être invité (et adulé) lors du talk-show d’un Robert de Niro parfaitement juste dans son rôle. Mais l’illusion se fait plus floue concernant sa relation avec Zazie Beetz (Domino, pour "Deadpool"). On les voit se parler, se chercher, s’embrasser, sortir ensemble avant de se rendre compte que tout est faux lorsque Phoenix s’exclamera qu’il « a passé une très mauvaise journée » (énorme référence au Comic "The Killing Joke"). On ne saura jamais vraiment ce qu’il s’est passé ensuite, mais c’est là que tout commence. Progressivement, la vie d’Arthur s’effondre, toutes ses certitudes explosent, il se met à harceler Thomas Wayne quand sa mère lui annonce qu’il est son père, mais en même temps, celui-ci lui dit que sa mère est folle et qu’elle fut interné, chose confirmée d’une part par le dossier médical de la mère à l’asile d’Arkham, mais sans pour autant que cela apparaisse comme la seule vérité.
On ne sait jamais vraiment où dissocier réalité et fantasme. On se surprend sur la fin à se demander si Arthur n’aurait pas juste imaginé l’entièreté du film que l’on vient de voir. On se demande concrètement s’il n’est pas tout simplement mort lors de l’accident de l’ambulance dans les grandes émeutes, s’imaginant alors adulé par une foule acquise à sa cause et à la révolte qu’il a initiée sans vraiment le vouloir (à moins que si ?). Serait-il possible qu’en réalité, il soit enfermé lui-même à Arkham depuis le tout début ? On attend constamment des réponses que l’on n’aura jamais et, quand on y réfléchit, ça n’est pas plus mal du tout.
Car en tant que tel, Joker peut être vu comme un total préquel à Batman, le film possédant dans son final le fameux assassinat des parents Wayne que tout le monde a déjà entre-aperçu dans tous les Batman existants. Et apparaît alors une autre certitude: Joaquin Phoenix n’est (peut-être ?) pas le Joker que l’on connaît dans les comics (ou même dans les autres films). Il semble trop âgé par rapport à Bruce Wayne, il n’est pas l’image du méchant, il n’a rien de particulier. Mais il aura inspiré celui qui deviendra le Joker. Arthur Fleck n’est qu’un homme qui, à force de se prendre des coups et de voir sa vie s’effondrer décide de n’en avoir plus rien à faire, de punir sauvagement ceux qui lui ont fait du mal, de faire son propre show et d’être le héros de sa vie. A moins qu’il ne s’agisse que d’un Joker vieillissant à Arkham et se projetant dans ses souvenirs ? Et c’est en cela que le film révèle une puissance monstrueuse.
Une puissance qui nous pousse à éprouver de l’empathie pour cet homme. On fait fi du léger ventre mou précédant la transformation de son personnage et on se concentre davantage sur une mise en scène théâtrale d’une précision rare, sur la violence tellement esthétique et réaliste du métrage, sur le simple fait qu’entendre Phoenix rire nous glace le sang. Peut-être que le film possède une vision trop manichéenne en séparant grassement les pauvres des méchants riches. Peut-être que dans son scénario global, le film manque de risques. Mais tout est question de ressenti ici, de savoir creuser pour comprendre et lire l’ensemble des messages cachés de celui-ci. Joker n’est pas l’origin-story du personnage. Joker est la vision d’un Gotham au bord de l’implosion et nous faisant également nous questionner sur les réelles motivations du futur Batman.
Le Joker n’est ici qu’un homme frustré, malade et qui, se sentant abandonné par la société, décide de péter son câble. Le film, à n’en pas douter, divisera autant qu’il sera adulé, mais pour ma part, il s’agit surtout de le voir comme ce qu’il est: le miroir d’une société tordue et étranglée de part en part qui finit tout simplement par exploser. Un film noir, bien plus proche des polars des 70’s. Soyez ouverts d’esprit et laissez le film vous sous-entendre la grande profondeur de son histoire.
NOTE: ★★★★☆ 4/5
Remerciements à NCo (just_an_ellipsis) & Warner Bros. Pictures France
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