7 Septembre 2020
Il y a dix ans, Seth Ickerman avait déjà fait parler quelque peu de lui en signant "Kaydara", un étrange objet filmique se passant dans l’univers de "Matrix". Bien que de nombreuses digressions avec l’œuvre des sœurs Wachowski ont quelque peu fait tiquer, il en restait un moyen-métrage ambitieux porté par une technique irréprochable à la vue des moyens mis à disposition. Il y a quelques années, à base de néons rosés, de voitures majorettes, d’une esthétique futuriste d’antan et d’une envie de s’éclater, Seth avait réalisé l’excellent clip du titre "Turbo Killer" pour Carpenter Brut. D’une certaine manière, "Blood Machines" en est l’extension (ou la suite ?) à la différence que l’ordre des choses s’est inversé : Seth ne réalise pas pour Carpenter, mais Carpenter compose pour Seth. Et si ça n’a l’air de rien dit comme ça, il faut bien reconnaître que la perception des choses change énormément.
Avant de parler du film en lui-même, attardons-nous sur la genèse du projet. Lancée en décembre 2016 (si ce n’est même avant) par Kickstarter et partant sur un objectif de 75 000 €, la campagne fut un beau succès puisqu’à la fin, c’est plus de 180 000 € qui fut récolté. Une somme qui semble importante, mais qui se révèlera finalement relativement serrée au vu des ambitions dantesques de Seth. Seth, d’ailleurs, qui ne s’appelle pas ainsi, puisqu’il s’agit du pseudonyme de deux réalisateurs français : Raphaël Hernandez et Savitri Joly-Gonfard, spécialiste de ce qu’ils ont baptisés des « films de garage », les deux personnages s’évertuant au travers de maquette et d’effet numériques à masquer les moyens qu’ils n’ont pas, n’ayant jamais peur de mettre la main à la pâte et à la récup’ pour se confectionner un maximum de décor en dur, comme ce fut, évidemment, le cas pour "Blood Machines". Dès le trailer, on peut apercevoir l’impressionnante qualité des effets spéciaux, essentiellement réalisés par des passionnés n’ayant jamais compté leurs temps de présence sur le plateau pour faire mentir les soi-disant professionnels de la profession répétant inlassablement à quel point "Blood Machines" allait se casser la gueule.
Il est vrai que rien n’allait vraiment dans le sens de Ickerman (c’est plus rapide à écrire). Le cinéma de genre en France est à la peine depuis bien une quinzaine d’années, la très grande majorité du cinéma français cédant à la facilité de produire des comédies nauséabondes ou des drames sociaux à l’émotion souvent forcée. Alors on entend que la France ne serait pas un terrain fertile pour les films de science-fiction, d’action, d’horreur… On aurait tendance à penser que c’est vrai en prenant un seul exemple, celui d’Alexandre Aja, réalisateur d’un bon nombre de thrillers horrifiques de belle facture n’ayant vraiment connu l’explosion qu’en partant aux USA réaliser le remake de "La colline a des yeux". Mais les exemples sont légion, inutile également de repartir très loin en arrière jusqu’au "Pacte des loups" de Christophe Gans, si l’on se concentre sur les cinq dernières années, les films ayant tenté de faire sortir le cinéma français de ses gonds sont déjà en bon nombre et de tous genre : "Réalité" pour le drame, "Ni le ciel, ni la terre" pour l’aspect film de guerre, "Arès" pour la science-fiction, "Grave" pour l’horreur, "Laissez bronzer les cadavres" (avec Bernie « ANTISOCIALTUPERDSTONSANGFROID » Bonvoisin) pour l’action. Évidemment, j’en ai oublié un nombre conséquent ("Revenge", "La nuit a dévoré le monde", j’en passe) et je ne dis pas que tout ces films sont des chefs d’œuvres, attention, mais qu’ils essayent, souvent de manière très confidentielle (ou s’appuyant sur des buzz de plus ou moins bon gouts (coucou "Grave") pour tenter de faire parler) de remuer un peu un cinéma français paresseux. Et qu’on ne me parle pas de Luc Besson dans le lot, malgré le fait qu’Europacorp soit une boîte française, son cinéma, son montage très scolaire et ses acteurs sentant beaucoup trop l’américanisme et le pop-corn sont un frein à le considérer comme un cinéaste de genre (il n’y a qu’à voir que "Lucy" reste le plus gros succès d’un film français à l’étranger, alors même qu’il est non francophone).
Bref, je digresse. Après avoir subi railleries, refus de collaboration et j’en passe, une équipe a fini par se former. Des constructions en durs, un tournage sous la pluie de la baie de Somme et beaucoup de fond vert, le décor était prêt. Si on retrouve au casting Noémie Stevens et Joëlle Berckmans, toutes deux déjà présente dans "Turbo Killer", le set s’entoure d’une galerie d’acteurs méconnus, souvent habitués à la figuration ou des tierces rôles dans quelques productions parfois internationales, comme Elisa Lachowski (qui apparaît dans "Police" avec Omar Sy) ou Christian Erickson (qui a, certes, joué dans plusieurs épisodes de "The New Pope", mais est également apparu dans le "Hitman" de 2007 et comme j’ai écrit un chouette article sur les jeux-vidéo adaptés en film sur ce même site… *clin d’œil cocasse*). Un casting européen pour une production tournée en anglais pour toucher un maximum de distributeur, donc. On a des ambitions, des idées, des envies, mais qu’en est-il ?
On y suit donc deux chasseurs de l’espace lorsqu’ils abattent un étrange vaisseau, celui-ci ayant tenté vainement de s’émanciper, qui s’est écrasé sur une planète inconnue. Mais alors que les choses s’enveniment entre les natifs et l’un des chasseurs, une étrange jeune femme symbolisant l’âme de la carcasse s’envole dans l’espace, une poursuite s’engageant alors pour comprendre ce qu’il se passe. Le scénario part donc de cette idée pour nous faire questionner notre rapport aux choses et à la vie dans sa globalité : à partir de quoi peut-on considérer que quelque chose possède une âme ? Une thématique reconnue et très à la mode dans l’industrie filmique nippone ("Ghost in the shell", pour ne citer que celui-ci). Ce questionnement se posera continuellement, ne se limitant pas seulement aux machines, que cela soit par la dualité des deux chasseurs, le plus jeune étant finalement un archétype du nerveux n’ayant que peu de considération pour les autres alors que son coéquipier, bien plus âgé, sera beaucoup plus réfléchi sur la manière de procéder, ou bien par les habitantes de la planète, orchestrés par des rapports très philosophiques et humains avec la carcasse ou bien par les cérémonies très religieuses autour d’elle.
Que cela soit visuel ou thématique, le film brasse large, rappelant le Cronenberg de la vieille époque, John Carpenter, Ridley Scott… Nous sommes en terrain connu, mais Ickerman ne se contente jamais de faire de la simple redite, que cela soit dans le design finalement très organique des vaisseaux, dans la colorimétrie absolument sublime (et cachant très habillement les limitations techniques) de l’univers et dans sa manière de dépeindre à la perfection un futurisme tellement exacerbé qu’on se croirait avoir remonté le temps jusqu’aux années 80. C’est surtout sur sa patte visuelle, d’ailleurs, que le film sort son épingle, tant chaque décor est incroyablement mis en avant pour lui donner une existence propre, une vie même. En cinquante minutes, le film mélange les genres et se révèle d’une densité qui force le respect.
Au-delà de son aspect de science-fiction pas totalement original (mais Ickerman n’a jamais eu la prétention de révolutionner quoi que ce soit), "Blood Machines" semble parfois avoir du mal à trouver la juste transition entre des instants musicaux somptueux (Carpenter Brut est, encore une fois, irréprochable) et des phases de dialogues parfois mollement introduite, un peu nanardesque et nous rappelant aux bonnes vieilles série B qui pullulaient à cette époque. Si l’immersion dans l’univers marche avec efficacité, on pourrait craindre que sur une œuvre plus longue, celle-ci finisse par pâtir de ces régulières petites baisses de rythmes. Mais au-delà de cet aspect somme toute bien effectué dans sa globalité, c’est sur sa vision féministe de l’univers que le film semble se retrouver le cul entre deux chaises. Très grossièrement, on y suivra une émancipation des IA de différents vaisseaux, souvent maltraité par des hommes caricaturaux (imbus de puissance, vaniteux, mais surtout emplis de peur, mention au vieux chasseur, qui a droit à une dualité soignée), toutes interprétées par des personnages féminins sans dialogues donnant lieu à des scènes souvent grandioses (l’instant frissonnant où leurs corps distordus s’échappent des ruines des vaisseaux), parfois maladroite (cette chorégraphie lors de la bataille finale aurait mérité un meilleur traitement tant les images sont magnifiques et le traitement des personnages intelligents) et quelquefois sans trop d’intérêt (ce très long ralenti sur les fesses du personnage de Joëlle Berckmans avec le soleil en fond n’était pas farouchement obligatoire), ainsi également que quelques allégories assez moyennes (ou alors j’ai une vision biaisée de ce grappin qui pénètre le vaisseau). Évidemment, tout le cinéma de Ickerman se veut hommage au Pulp des années 60/70, à Metal Hurlant et à cette ambiance décomplexée érotiquo/nanardesque des films de science-fiction de cette époque et si dans l’ensemble, le mélange des genres est absolument magnifique, j’ai du mal à saisir les frontières entre hommage et beauferie décomplexés, sans compter que les différents corps manquent de diversités, à défaut de trouver un autre terme.
C’est peut-être le véritable reproche que j’ai à faire, après coup, au film. Esthétiquement, il est d’une perfection irréprochable tant image et musique se mélange dans une substance homogène qui m’a foutu les frissons durant une heure. Néanmoins, l’esthétique est le seul véritable intérêt quand on fait un clip et sur ce point, en quatre minutes, "Turbo Killer" se suffit à lui-même (et sans sexualiser à outrance ses actrices). Mais quand il s’agit d’un métrage (qu’il soit court ou long), il faut faire travailler un scénario qui ne laisse pas le rythme faiblir. Ici on se sent parfois prisonnier d’une ambiance comédie musicale qui nous laisse jubiler des passages musicaux avant de parfois nous laisser sur notre faim avec des dialogues moyennement consistants.
Néanmoins, je peste énormément, mais si le film se montre parfois hésitant, il n’en est jamais vulgaire. Tout est extrêmement bien filmé et jamais on ne sent un remplissage désordonné pour masquer les quelques limitations (mention spéciale au making-of incroyable suivant la projection, celui-ci nous apprenant avec une belle humilité le dantesque travail de l’ensemble des équipes de tournage pour faire face aux limites budgétaires). Mais par-delà les dissensions qu’il peut éventuellement causer, "Blood Machines" est un film important, démontrant qu’avec la passion et l’envie, les barrières peuvent tomber et les idées foisonnantes peuvent devenir réalité. Et si ce n’est pas parfait, on ne peut s’empêcher d’espérer un cinéma qui osera oser à nouveau. C’est utopique, surement, mais l’espoir fait vivre, comme on dit.
Finalement, comment faut-il appréhender "Blood Machines" ? Comme un long clip d’un album de Carpenter Brut ? Comme un premier essai de moyen-métrage se dirigeant, peut-être, vers une saga pour Seth Ickerman ? Chacun aura sa réponse, tout comme chacun analysera à sa manière comment voir le film. Soit comme une ode à l’émancipation des femmes, soit comme une production décomplexée et un peu beauf. Reste que visuellement et sensoriellement, "Blood Machines" est une pièce d’excellente qualité nous rappelant, encore une fois, qu’il y a un véritable vivier créatif en France que l’on étouffe sous une quantité astronomique de production facile.
NOTE: ★★★★☆ 4/5
Remerciements à NCo (just_an_ellipsis) & Tracks (Arte)
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