15 Octobre 2020
La psyché humaine offre une multitude affolante de perspective et le cinéma ne s’est jamais privé d’en imaginer des recoins toujours plus obscurs. D’œuvres horrifiques de grande ampleur ("Shining" ou "L’échelle de Jacob") à des thrillers créatifs ("Shutter Island" et "Fight Club") jusqu’à des œuvres où la folie s’en mêle ("Vol Au-Dessus d’un Nid de Coucou", puisqu’avec "Ratched", Netflix s’offre le préquel) parmi des centaines d’autres (de Carpenter à Hitchcock en passant par Kubrick). Malgré tout, on recoupe dans ce contexte énormément de films d’horreurs ou de thrillers, mais on retient moins les filmes ayant choisi une approche plus philosophique de la chose, et c’est dans ce domaine que Charlie Kaufman aime opérer.
Aujourd’hui encore, on se souvient de Kaufman comme le génialissime scénariste du chef-d’œuvre de Michel Gondry "Eternal Sunshine of the Spotless Mind" (que je vous recommande énormément, Jim Carrey offrant une performance incroyable). Que cela soit en tant que scénariste (l’étrange "Dans la peau de John Malkovich") ou réalisateur ("Synecdoche, New York" ou "Anomalisa"), Kaufman s’amuse bien souvent d’un regard absurde et perturbant sur l’intellect humain, sur les choix qui façonnent l’être humain dans sa globalité, souvent en se concentrant sur les aspects les plus mélancolique de celui-ci.
Adaptation du perturbant livre "I’m Thinking of Ending Things" de Iain Reid sorti en 2016, Kaufman retrouve dans cette histoire aussi simple qu’alambiquée de nombreux patterns qu’il s’est amusé à tordre et à disséminer tous le long de cette œuvre de plus de deux heures qui réclamera une attention constante pour ne jamais rater le moindre détail. Le postulat est simple : nous vivrons toute l’histoire au travers de la narration de Jessie Buckley ("Chernobyl" et "Wild Rose", et qui a remplacé au pied levé Brie Larson). En voiture en présence de son compagnon Jake (par Jesse Plemons ("Friday Night Lights" et "Breaking Bad", entre autres)) qui l’emmène rencontrer ses parents, elle se retrouve tiraillé dans une situation embarrassante, réfléchissant à de nombreux moyens d’en finir avec une relation qu’elle sait vouer à l’échec. Un postulat de comédie romantique assez basique, mais qui se révélera bien plus complexe qu’on ne le pense.
Kaufman se passionne pour les conversations à rallonge et ce premier acte en est une belle preuve. De ce long trajet en voiture émailleront de nombreuses conversations « de tous les jours », maladroite, mais touchante, de réflexions sur la littérature (et d’un poème absolument incroyable, que Jessie Buckley récite en nous fixant du regard), des dialogues parfois un peu creux renforçant l’immersion dans ce jeune couple, mais rendant également la situation quelque peu perturbante à bien des aspects que l’on détaillera plus tard. Au terme, nous rencontrerons les parents du jeune homme, magnifiquement interprétés par Toni Collette ("Hérédité" ou "A Couteaux Tirés" juste pour ces dernières années) et David Thewlis (Remus Lupin dans la saga "Harry Potter"), tous deux totalement dans le ton très décalé, mais cruellement réaliste, du métrage. Mais dans le même temps de cette narration très étrange, faite d’une voix-off à laquelle la parole sera souvent coupée (comme s’il était important que celle-ci n’aille pas au bout de son raisonnement), on suivra le temps de quelques instants la vie d’un vieil homme, concierge d’un lycée, sans qu’aucune explication ou origine n’en soit donnée. Pour le moment…
(SPOILER ALERT : à cet instant, il est pratiquement impossible de ne pas révéler des éléments d’intrigues tellement le film va s’emporter dans un genre plus fantastique et quelque peu surnaturel et abstrait. À vos risques et périls, donc!).
Avec l’arrivée à la maison des parents coïncidera un changement de ton important, basculant vers une épouvante très discrète. Les situations se mélangeront, nous permettant d’assister à une évolution temporelle des parents de Jesse Plemons. Souvent montré comme vieux, un peu dérangeant et sénile, parfois très jeune ou même à l’article de la mort, la narration échappera aux règles alors même que le personnage de Jessie Buckley ne semblera pas « consciente » de ces multiples transitions, répétant en boucle qu’elle doit rentrer à la maison alors que Jack tient absolument à retourner chez ses parents. De là, Kaufman disséminera de nouveaux indices quant à la finalité de l’histoire, notamment par les paroles des versions « jeunes » des parents ou bien en point de détail en apparence plus abscons, notamment les multiples noms donnés à la jeune femme (qu’on l’appelle Lucy, Lucia, Louisa ou même Ames, celle-ci ne s’en formalisera jamais, de même que les noms des correspondants cherchant à la joindre sans arrêt), son comportement (Jessie Buckley est absolument sensationnelle dans ce jeu doux-amer) ou bien la découverte des peintures dans la cave (dont la porte est étrangement griffé) similaires aux photos que la jeune femme montre aux parents.
Déjà de moins en moins cohérente, la suite s’enfoncera encore plus sur cette voie, nous poussant à accepter l'absurdité du propos lors du retour en voiture, à la luminosité pratiquement absente, qui verra de nouvelles longues phases de discussion toujours plus étrange ou bien une rencontre au stand de glace qui mettra Jake mal à l'aise pour une obscure raison. Entre dialogues sans queue ni tête et détour angoissant, la pression montera encore d’un cran avant de poursuivre jusqu’à un final absolument grandiose. Par d’habiles figures de style et quelques dialogues à double sens extrêmement tordus, on se met à comprendre l’histoire. Ou tout du moins à l’interpréter à notre façon. Une séquence de danse joliment chorégraphiée, le fameux concierge qui se retrouve à se déshabiller dans sa voiture en matant un vieux dessin animé de son enfance, finissant par s'enfoncer dans la neige et le conduisant à une remise de prix s'achevant sur une chanson nous laissant pantois, le film se termine. Un long générique silencieux sur l’unique ciel bleu de ce métrage. Aussi silencieux que nous.
À moins d’être entièrement hermétique à ce genre de drame psychologique (et par conséquent, cette conclusion vous fera pester de sa lenteur et de son absurdité), il y a fort à parier que vous ressentirez toute la vacuité de l’existence sur ce long plan de cette voiture ensevelie sous la neige. Ce que l’on ressent, c’est que la narratrice est un narrateur. Que Lucy n’existe pas, qu’elle n’est qu’un fantasme, un idéal et que le film tout entier n’est qu’un flash-back romancé de la vie voulue de ce vieil homme, qui est de toute évidence la version âgé de Jack. Jack qui fut un jeune homme talentueux et intelligent (trop, peut-être, si on peut juger son comportements hautain et agressif durant le repas face aux inexactitudes de sa compagne et de ses parents), mais qui vit constamment dans le regret de ne jamais avoir eu le courage de demander son numéro à cette fille, des années auparavant. Une interprétation possible au milieu de sans doute beaucoup d’autres, bien aidé par des détails en apparence anodins (telle l’histoire sordide de la ferme), mais absolument essentiels.
« Il est difficile de décrire quelqu’un, c’était il y a très longtemps, je m’en rappelle à peine. Enfin, on n’a même jamais parlé, c’est vrai, il y avait des tas de gens, j’suis même pas sur de l’avoir remarqué. J’étais avec une copine et on fêtait nos uns ans dans un bar et on s’est retrouvé pour boire un verre quand tout à coup j’vois ce gars qui était en train de me mater. C’est un vrai problème. Un des dommages collatéraux d’être une femme, quand tu sors boire un verre, y’a toujours au moins un mec qui te mate. Il était trop flippant, vous voyez ? Sur le coup j’aurais bien aimé que mon petit copain soit avec nous. C’est dingue quand on se dit que la seule façon de ne pas être emmerdé par un gars et qu’on vous laisse tranquille deux secondes c’est d’être avec un autre gars, il faut qu’on soit déjà prise, il faut qu’on soit déjà la propriété d’un autre. Enfin on s’en fout, je ne sais même plus à quoi il ressemble ce type. Je n’en ai rien à cirer. Il s’est rien passé. Peut-être qu’il était qu’une des milliers de non-interactions qu’on a tous dans notre existence, c’est pas grand-chose en fait. C’est comme si je devais faire la description d’un moustique qui m’a piqué un soir d’été il y a quarante ans. Donc quelqu’un dans ce genre là, vous ne l’avez pas vu passer dans le coin ? »
Lucy, essayant de décrire Jack au vieux concierge
Partant de là, le constat de subir plutôt que de vivre sa vie se ressentira sur l’ambiance anxiogène qui ressort de ce film, des parents envahissants quand celui-ci sera enfant jusqu’à ce qu’il mette totalement sa vie de côté pour les accompagner jusqu’à leurs derniers souffles, tout cela avant de s’enfoncer dans sa solitude, son isolement, se retrouvant sans personne à aimer et rangeant ses rêves en restant totalement bloqué dans sa vie, jusqu’à devenir concierge d’un lycée où il a subi son adolescence. Le testament complet d’un homme qui n’a jamais vécu, c’est à mon sens le message global de "Je veux juste en finir", qui trouve d’ailleurs dans ce film une fin plus philosophique que dans le livre, où il est clairement question du suicide de son personnage principal. Ici, il pousse son dernier souffle dans un fantasme de reconnaissance, sur scène, face à une galerie de personnages outrageusement vieillit (le maquillage a un côté terrifiant) qu’il a connu à différents moments de sa vie. Des personnages qui l’ont humilié, raillé, exploité, fantasmé, dont il voulait malgré tout ressentir la fierté et qui se retrouve ici face à lui pour l’ovationner. Une quête de la reconnaissance qu’il n’aura jamais.
Kaufman, si abstrait (alors que son cadrage et sa mise en scène sont d’une précision chirurgicale), si loin de tout, mais pourtant si proche de nous. Dans son monde sans limite, celui-ci semble toujours au plus près de nos consciences, cherchant à chaque projection à nous questionner sur notre manière de vivre et de ressentir nos vies. Plus que jamais "Je veux juste en finir" est un film qui se doit d’être ressenti, réclamant de notre part de nous immerger entièrement dans son récit, semblant à contrario si soporifique, tentaculaire et austère sans cette immersion. On finit ce film épuisé, circonspect, parfois à repenser à notre vie, si courte. Une nuit pour une vie entière, une nuit pour ne plus jamais regretter de n’avoir pas pris les devants, une vie à bousculer pour simplement se sentir… Vivant, seule face à soi-même.
NOTE: ★★★★☆ 4/5
Remerciements à NCo (just_an_ellipsis) & Netflix France
Commenter cet article