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CINÉ-PHILO : "REAL"

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Maître du fantastique nippon récent avec "Cure" (1997) et "Kaïro" (2001), la carrière de Kyoshi Kurosawa semblait avoir pris un nouveau tournant avec "Tokyo Sonata" et la série télévisée "Shokuzai" (sortie en France, en 2013) : leurs problématiques communes étaient en effet psychologiques et sociales. Kurosawa évacuait ses préoccupations fantastiques, mais conservait ses obsessions : là où Tokyo Sonata ressemblait à un "Le Ruban Blanc" version japonaise, concentré sur la marque que laisse l’éducation et son caractère symptomatique d’une société malade, "Shokuzai" traitait avec une grâce et une poésie unique des trajectoires de vie scellées par un traumatisme d’enfance.


C’est avec une grande impatience, que l’on attendait donc le retour de Kurosawa dans le genre fantastique. Mais les choses ne sont pas aussi simples. En effet, si "Real" utilise bien les codes du cinéma fantastique, il le fait par le biais d’une intrigue centrée sur le monde du rêve. Dans un futur proche, le jeune Koichi utilise une nouvelle technique médicale permettant de voyager dans les songes de personnes inconscientes, pour tenter de sortir sa petite-amie, Atsumi, du coma dans lequel elle est plongée, suite à sa tentative de suicide. Il va donc s’agir à la fois de chercher à la sauver, mais aussi de comprendre le sens de son acte – comme c’était déjà le cas du personnage masculin de Kaïro.

 

"Real" est très référencé au cinéma de Steven Spielberg et l’on sait la passion qu’a Kurosawa pour le cinéaste hollywoodien. La dernière partie du film est en effet une citation quasi exacte de "Jurassic Park", ce qui est d’autant plus visible que le schéma narratif est le même que la dernière partie du "Monde Perdu", suite de "Jurassic Park" : après un moment de flottement, construit comme une fin, le récit est relancé de manière très inattendue par l’intrusion du monstre, devant alors un danger de l’intérieur – retournement en cohérence parfaite avec l’intrigue : le tyrannosaure dans New York pour "Le Monde Perdu", le plésiosaure dans le subconscient du héros ici. Cette dernière partie, très hollywoodienne, n’en est pas moins réussie, elle fait penser à cette folie et cette fraîcheur paradoxale, que l’on trouvait aussi dans "The Host" de Bong Jon-Woh, réussites qui tiennent quasiment du miracle, puisqu’il s’agit pour le cinéma asiatique de se réapproprier la grammaire des blockbusters hollywoodien, tout en lui offrant une motricité ludique et grandiose. Ici, ce supplément d’âme proposé au blockbuster par Kurosawa consiste à détourner les effets spéciaux et les effets numériques de leur vocation spectaculaire pour en faire des instruments poétiques. Le zoom numérique, le fond vert, la capture-motion ou les images de synthèses deviennent autant de figures de style, de procédés esthétiques cristallisant l’émotion du spectateur. On retiendra en premier lieu cette image, l’une des plus belles qu’il nous ait été donnée de voir ces dernières années, du personnage féminin disparaissant numériquement dans les bras de son amant. Mais la proximité avec le cinéma de Spielberg vient aussi de leur démarche commune consistant à repérer les archétypes narratifs des mythes pour l’appliquer au cinéma de genre et télescoper ainsi les émotions du spectateurs face au récit, avec celles de l’être humain face à ses détresses existentielles.

 

 

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Toute l’intrigue de "Real" évoque en effet le mythe d’Orphée – c’est d’autant plus vrai lorsque l’on connaît la révélation finale, que je ne raconterai pourtant pas ici - avec ce personne artiste et sensible, allant chercher sa bien-aimée dans les limbes, risquant de la perdre lorsqu’il la regarde avec trop d’insistance, tandis qu’elle lui tourne le dos durant toute la première moitié du film et qu’il craint ensuite de réveiller Cerbere, matérialisé ici par un dinosaure marin, le plésiosaure. Cette proximité avec le mythe n’est pas un hasard. "Real" réunit la démarche essentielle commune au rêve, au cinéma et au mythe. Les mythes, caractéristiques des civilisations antiques, fonctionnent tous sur le même ressort. L’Homme face à la nature et face à l’existence est assailli de doutes, d’interrogations, de mystères, de détresses. Pour parer à cette fragilité existentielle, il construit des récits, qui ont pour principale vocation de donner corps à ces détresses abstraites et affectives. Ainsi, la frustration perpétuelle qu’entretient le désir humain est incarnée par des supplices dans les mythes de Tantale ou de Sisyphe. La violence des passions humaines prend vie dans le récit du déchaînement des Dieux (Aphrodite est amour, Arès bellicisme, Zeus orgueil, Héra jalousie ...) Et les grands événements historiques prennent sens lorsque, par exemple, la formation de la Mer Noire se transforme en Déluge. Il ne faudrait pourtant pas traiter ces mythes avec la condescendance propre à notre vision scientiste du réel : nous ne faisons rien d’autre lorsque nous parlons de Big Bang, de sélection naturelle ou de subconscient. La science ne « résous » pas les mystères de l’âme et de l’Histoire humaine, comme la mythologie, elle leur offre une incarnation rationnelle. La raison est la réorganisation d’un réel de nature essentiellement affective et chaotique, qui permet ainsi à l’Homme de le rendre conceptualisable, digeste, soutenable. Cette démarche essentielle de l’esprit humain est aussi celle du rêve : il s’agit de donner corps aux traumatismes ou tout simplement aux moments vécus des journées écoulées, que l’on a du mal à digérer, dont les sensations restent ancrées en nous et qu’alors le rêve se charge de réorganiser, de réanimer, pour les traiter par le récit. Enfin, l’optique n’est pas différente lorsque le cinéma de genre génère des monstres, des événements, des personnages, sensés renvoyer à nos angoisses, nos passions, les mystères qui nous habitent, les détresses qui nous hantent. 

 

Avec "Real", Kurosawa réunit dans un même geste : rêve, sujet du film, mythe, schéma narratif du film et cinéma de genre, cadre du film. Mais, plus que cela, il génère perpétuellement des images saisissantes, ne se refusant pas aux dangers du grotesque, de l’infantilité, du surréalisme. Le génie du rêve, du mythe et du cinéma est de nous mettre face à des images, qui paraissent arbitraires, mais qui possèdent cette teneur particulière, transcendant l’aléatoire, qui nous engagent d’une part à être impacter par leur beauté et d’autre part à susciter notre désir d’interprétation. Sans le mythe et sans l’art, l’Homme n’aurait sans doute jamais effectué cette démarche consistant à interroger le réel et à en proposer une interprétation : c’est lorsque sont mis à jour les problématiques du monde par le biais d’une intrigue et d’une incarnation, que l’Homme s’épuise infiniment à y chercher du sens. Les images et les monstres présents dans "Real", comme ceux de la mythologie, ne sont pas des symboles, mais des motifs. Le symbole est un objet rationnel signifiant, il a un sens, il renvoie médiatement à sa signification, comme l’olivier symbole de paix, il s’épuise dans une explication définitive et univoque. Le motif en revanche cherche un sens, il donne corps à une obsession et l’humain et/ou le spectateur est plongé face à lui dans une interrogation triple : que représente-il ? Pourquoi est-ce cela qui le représente ? Et pourquoi représenter cela ? Ces questions trouvent en vérité leur cohérence dans l’émotion ressentie par le spectateur au moment de la projection : ce monstre renvoie chez moi à telle angoisse, à laquelle il n’aurait pas renvoyé s’il n’avait été précisément représenté par ce monstre. Le motif n’est rien d’autre que la sensation qu’il génère. Et l’on peut bien proposer le sens que l’on veut au film de Kurosawa, il n’en reste pas moins qu’il fait sens, avant même que l’on réponde aux questions sur lesquelles il nous laisse, avant même que l’on ne se les pose, de par l’émotion que génère ses images.

 

 

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La démarche interprétative est d’ailleurs au cœur de l’intrigue : le personnage masculin cherche à donner du sens au suicide de sa bien-aimée. Ainsi, par le biais du rêve, il veut donner une interprétation à son geste, comme le ferait un psychanalyste : Kurosawa fait de la psychanalyse une aventure. Déjà, dans "Shokuzai", le thème principal était le traumatisme, ce qui nous en reste quand on s’en souvient, ce qui nous en reste quand on croit l’avoir oublié. L’oubli rend présent le traumatisme de manière bien plus violente, que le souvenir car, alors, l’oublie nous hante. L’oubli est comme un fantôme, une angoisse incorporelle, lancinante, qui semble nous guetter, nous tirailler et finalement nous pousser au suicide. Kurosawa ne parlait de rien d’autre lorsqu’il mettait en scène les fantômes de Kaïro, mais là encore, il s’agit de donner à ces traumatismes un corps, pour canaliser, le temps d’un récit, l’émotion qu’ils génèreront chez le spectateur. Dans "Real", le protagoniste part de la conviction que sauver sa fiancée, la sortir du coma, est la même quête que celui de comprendre les raisons de sa tentative de suicide : l’interprétation est salvatrice, elle est même notre seul salut, face aux détresses existentielles que cristallisent les traumatismes.

 
Voilà toute la cohérence de l’œuvre de Kurosawa, transcendant le partage entre films fantastiques/films réalistes : l’Homme est construit par des traumatismes, qu’il lui faut interpréter. Pour se faire, il les change en récits, en fantômes, en monstres, il les parcourt, tel un aventurier de l’arche oubliée. L’aventure psychologique ne prend sens que dans l’aventure fantastique et le fantastique n’a de vocation qu’à embrasser le psychologique.

 

 

 

Remerciements à David (Director's Cut)

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