Planète Cinéphile

Cette semaine

PLANETE CRITIQUE : "BREAKING BAD" (TV)

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Breaking Bad n’est pas véritablement ma série préférée. Je trouve plus de grandeur dans certains séries plus traditionnelles – déjà traditionnelles – telles Lost, 24 ou Game of Thrones, plus de subtilité dans Boardwalk Empire ou Boss, plus de plaisir dans Doctor Who, South Park, Community ou The Office, plus de talent surtout, enfin, dans The Wire, The Sopranos, Twin Peaks, A la Maison Blanche ou The Newsroom ... Toutefois, Breaking Bad, est la série, qui représente le mieux l’état actuel de la série télévisée – ou plutôt, dirons-nous, de la série, puisque le support télévisuel est en phase d’être dépassé -, qui se saisit le mieux des contraintes et des possibilités du format très spécifique de la série. Ce qui lui manque sans doute, c’est de se servir de l’aspect épisodique de la série, d’offrir une véritable unité à chaque épisode, plutôt que de se construire comme un très long film découpé en séquences. Je n’en appelle pas là à de simples effets narratifs déjà dépassé, comme le cliffhanger, je considère en revanche qu’une série doit trouver ce juste milieu entre différents arc narratifs, qui se déploient à l’échelle de la série, de la saison et de l’épisode. Il faut faire de cette contrainte une force, comme l’a fait en son temps Lost (cédant toutefois à de grandes facilités auxquelles Breaking Bad échappe), The Wire, ou même The Prisonner. Il me semble crucial de défendre Breaking Bad, car elle embrasse toute l’évolution de la narration nouvelle des séries induites par Twin Peaks et entamée par les premières séries HBO, Oz ou Les Sopranos. Breaking Bad est sans doute la série la plus à la pointe de l’histoire des séries !

 

Breaking Bad présente un univers, que je qualifierais de « plein ». Il se dégage de la texture de l’image une consistance particulière, comme si le cadre était constamment rempli, charnu, épais, sirupeux. Cette sensation vient d’un souci de réalisme, dans les moindres détails. Un plan de Breaking Bad est presque aussi rempli, aussi riche que le monde réel. Toute l’équipe d’artisans, de techniciens, d’artiste, se mobilise à chaque seconde pour que rien ne cède à une abstraction d’aucune sorte. Breaking Bad parle du concret. Il s’agit de constamment nous ramener les pieds sur terre. Un exemple fascinant est celui de l’appartement de Gale : ce désordre minutieusement organisé, cette rigueur du cadre, qui se mêle à l’éparse des papiers, des gobelets, des fournitures de bureau. Rien n’est à sa place, mais on sent que tout a eu sa place, comme si on y avait véritablement habité, comme si, un désordre aussi parfait, seul le quotidien pouvait le construire années après années. C’est dans cette ambiance retranscrivant toute la personnalité de Gale, rigoureux mais désemparé, perdu, que surgit l’indice, qui permettra à Hank de remonter jusqu’à Gus. On comprend donc bien, l’usage fait ici du décor. Mais le chef décorateur, virtuose en la matière, effectue le même travail sur tous les lieux traversés, afin de donner cette impression puissante de réalisme. De même, la bande sonore est emplie d’un constant souci du détail et du réalisme. Je me souviens notamment de la scène de dialogue dans la voiture de Hank, avant qu’il ne demande à Walt de déposer un traqueur sous la voiture de Gus : les sons de la rue, du parking, des clients, nous parviennent sans que cela soit directement utile au récit, mais installant ainsi un climat à la fois oppressant et très impregnant. Vince Gilligan cherche par cela à rompre l’habitude de facilités prises dans le cinéma américain, revenant à s’abstraire du monde réel pour isoler l’objet de son récit. Fer-de-lance d’une nouvelle tendance de la série télévisée, il se pose comme un opposant à la conception cinématographique et plus particulièrement hollywoodienne de l’audio-visuel. Avec de tels manifestes, la série devient un art à part entière.

 

 

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A la manière des Sopranos, de Boss ou de The Wire, Breaking Bad use d’une grammaire, qui nous détourne des codes du cinéma hollywoodien, auxquels notre lecture filmique est habituée. Cet affranchissement est d’autant plus frappant, que les trois séries ont en commun d’user d’univers, de personnages et de topoï empruntés aux différents films de genre. Le milieu de la mafia est ainsi rendu dans son versant le plus quotidien et le plus prosaïque dans Les Sopranos, celui des dessous de la politique dans Boss, celui des flics de proximité dans The Wire. Le format de la série permet de se dédouaner du principe, qui consiste à ne raconter que l’essentiel, le marquant, les moments-clé. Il accumule les couches de récit, mais aussi les degrés d’interprétation, il apporte aux personnages des dimensions multiples et une évolution psychologique, qu’on ne se contente plus de constater, mais de suivre minutieusement. Ainsi, le récit de Breaking Bad aurait pu être celui d’un film hollywoodien classique. Walter White est un héros, tout ce qu’il y a de plus traditionnel à partir de la saison 4, ou au début de la saison 1, mais l’état transitif entre les ces deux moments-clé aurait eu peu de chance de faire l’objet d’un scénario de cinéma. Ainsi, découvrant ce qu’il devient à la saison 4, et prenant du recul sur ce qu’on a suivit, le nez dans le guidon, durant 3 ans, on s’aperçoit qu’on a assisté, d’une certaine manière, à une généalogie de l’héroïsme. Nous avons accompagné un personnage en train de devenir ce qu’il est, ce que la durée d’un film n’aurait pas su rendre de manière aussi charnelle et concrète. Le dernier épisode de la saison 4, à mon avis le moins bon de tous, marque bien ce passage, puisque pour la première fois, Walter White et Jesse Pinkman sont filmés comme des héros ... hollywoodiens !

 

Plus que cela, ce dont la durée de la série dispense, c’est l’ajustement de sa mise en scène et de son montage, visuel comme sonore, aux codes du cinéma hollywoodien et des genres auxquels il appartient certes, mais dans une certaine mesure seulement. Quoiqu’il existe des nuances et des subtilités, un code cinématographique, grossièrement, est un stimuli audio-visuel indiquant au spectateur qu’il peut ou qu’il doit (selon les cinéastes) ressentir telle ou telle émotion. La grandeur d’un cinéaste hollywoodien se mesure ainsi peut-être à sa capacité à métamorphoser cette indication, cette permission, en un phénomène charnel, par lequel l’émotion est générée plutôt qu’induite – mais là n’est pas mon sujet. Ainsi, tel mouvement de violon nous indiquera qu’il s’agit maintenant d’être ému, tel travelling qu’il faut s’enthousiasmer, tel gros plan, que c’est à cela qu’il faut être attentif si l’on veut être touché. Je qualifie ici les codes dans ce qu’ils ont de plus grossier, j’en suis conscient, mais je cherche uniquement à mettre ce système en opposition à celui développé dans certaines séries, en particulier dans Breaking Bad. Non sans une certaine illusion rétrospective, parce que nous sommes de plus en plus habitués à la grammaire des séries récentes, nous pouvons considérer l’utilisation de ces codes comme un moyen de palier à l’absence de temps offerte par le format du long métrage. La série a le temps. Là est sans doute sa spécificité principale. Ainsi, Breaking Bad se débarrasse des codes de genre, au point que la frontière des genres est brouillée. Nul besoin d’en appeler à un code lorsqu’on qu’on a le temps de laisser un sentiment se déployer avec le temps, lorsque l’on sait que le spectateur a suivi la trajectoire des personnages, qu’il a vécu avec eux les événements, qui les amènent à ressentir ce qu’ils ressentent à ce moment précis de l’action. Pour se rendre compte de cette sobriété, il suffit d’imaginer n’importe quelle scène de la série, un minimum forte, filmé par un cinéaste hollywoodien traditionnel. Mais, même en imaginant ces scènes mises en scène par un James Gray ou un Paul Thomas Anderson, aux pudeurs légendaires, l’effet ne pourra pas être le même car il leur manquera le temps de déployer un récit dans ses moindres détails. A l’inverse, imaginons la scène, déjà d’une énorme charge émotive, de l’audition dans The Master, si la séquence d’ouverture n’avait pas été aussi elliptique, et avait plutôt constitué une saison à part entière !

 


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Mais revenons-en à la série. Ce qui a sans doute suscité mon premier intérêt envers Breaking Bad, c’est précisément l’absence la plus radicale de signalement de la teneur affective des scènes et des ambiances. Breaking Bad est drôle, mais ce n’est pas une comédie. Pathétique, mais ce n’est pas un drame. Epique, sans constituer une aventure. Angoissant, sans être un thriller. Chaque spectateur peut puiser dans la scène, qui lui est présentée, le sentiment qui lui vient. Nous sortons de cette conception esthétique, où la performance du metteur en scène consiste à susciter tel ou tel émotion décidée à l’avance. A vrai dire, j’ai personnellement reçu les premiers épisodes comme ceux d’une comédie, qui n’userait d’aucun artifice comique, quand, d’une manière ou d’une autre, tout discours comique, parce que le rire est un phénomène mécanique, se signale en tant que tel, que ce soit, le plus grossièrement, par des rires enregistrés, des musiques rigolotes, des claquement de cymbales, ou plus subtilement par des inflexions de voix ou des silences. Encore une fois, le dernier épisode de la saison 4 cède à ces artifices : le travelling circulaire autour du visage brulé de Gus, le ralenti dans le mouvement des deux héros lorsqu’ils ôtent leur masques en même temps ... Ce virage esthétique dans la série marque sans doute la volonté du créateur (puisque Vince Gilligan réalise lui-même cet épisode) de marquer sa différence en ponctuant le moment le plus brulant de la série d’une déférence aux esthétiques dont il s’est détourné mais dont il a nécessairement tout hérité.

 

Breaking Bad est une série, qui parle de liberté. La question de la liberté individuelle est fortement courante dans les œuvres artistiques contemporaines. Elle se présente sous forme thématique, symbolique, esthétique ... Dans Breaking Bad, elle atteint le rang de système narratif. Cette série installe tout d’abord un réseau de causalités. En effet, d’une part, aucun événement n’est sans conséquence : rien de ce qui se produit dans le récit ne porte, plus ou moins tard, à conséquences. Les exemples les plus frappants étant l’apparition des personnages des jumeaux au début de la saison 3, l’acharnement de Tio Salamanca à se venger de Walter et de Gus, ou la séparation du couple White au début de l’ellipse de la saison 4 : chacun de ces événements fait suite à un événement le précédent parfois de loin et qui, dans une autre série, n’aurait eu pour conséquence que de clore un arc narratif, en l’occurrence, respectivement, la mort de Tuco Salamanca, la tentative d’empoisonnement de Tio, et une accumulation d’indices éparses de l’occupation de Walter (second téléphone portable, amnésie simulée, etc.) distillés tout au long des saisons 2 et 3. Les personnages sont pris dans les filets du déterminisme, le moindre mouvement doit faire l’objet d’une décision prise avec soin, puisqu’on ne peut rien faire sans être poursuivi, par le scrupule d’une part, par les conséquences de ses actes d’autre part. A l’inverse, ou plutôt, par conséquent, tout événement a sa cause. Cause, qui est elle-même un événement et qui a donc sa propre cause : Breaking Bad fonctionne comme une machine de Laplace ! Cette volonté narrative d’être en contact constant avec la généalogie des comportements et des événements se ressent notamment dans l’attention portée au passé des personnages : flash-back mettant en scène l’entrée de Gus dans le « milieu », évocation du rôle de grand-père de Mike, syndrome de l’enfant abandonné de Jesse, etc. Mais aussi dans différents arcs narratifs parallèles, dont on ne comprend pas véritablement la pertinence, avant que d’en voir les conséquences : la dépression du père de Jane notamment, qui conduit à l’accident d’avion de la fin de la saison 2. Cet exemple précisément déploie le motif du déterminisme au point qu’il passe presque pour un symbole, pour une envolée mystique, de l’ordre du châtiment ou du karma ! Ce serait du moins le cas, si nous n’avions pas accès à sa cause, comme cela se produit parfois au cinéma – je pense exemplairement à la pluie de grenouille de Magnolia, car la pluie de débris d’avions et de chair, me l’a rappelé !

 

 

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Ainsi, et j’en arrive à mon idée centrale, annoncée plus haut, la série baigne dans un climat de déterminisme tortionnaire, qui vise un objectif : rendre compte de la fulgurance de la liberté ! Enfermés dans un monde régit par la causalité, les personnages, particulièrement Walter White lui-même, lorsqu’ils effectuent des choix, lorsqu’ils accomplissent des actes, que rien ne semble avoir déterminés à être ce qu’ils sont, deviennent de véritables acteurs, accomplissent de véritable prouesses, font preuve d’héroïsme et d’une véritable liberté. Je décris là sans doute le schéma même de la tragédie antique : acculés par la fatalité, les héros grecs n’acquièrent ce statut qu’en faisant face à leur destin. L’équivalent contemporain de cette conception du héros, c’est la liberté fulgurante, dont fait preuve Walter White lorsqu’il décide de fabriquer des amphétamines, lorsqu’il fait exploser le bureau de Tuco, lorsqu’il manipule Jesse, lorsqu’il relance son commerce, ou encore, j’allais dire surtout, quand, dans l’une des scènes les plus saisissantes de toute la série, il décide de laisser mourir Jane, ce qui sera d’ailleurs la cause de l’accident d’avion évoqué tout à l’heure.


Ce qui est le plus brillant dans cet édifice de déterminisme érigé au service d’une mise en scène de la liberté, c’est qu’encore une fois, c’est par les conditions spécifiques du format audio-visuel choisi, qu’il est mis en place. Hors d’une série télévisée, un tel système n’aurait pu être élaboré, non seulement parce que cela nécessite du temps, mais aussi car cela nécessite l’établissement d’un climat dans lequel le spectateur doit baigner au quotidien pour en ressentir la pesanteur et donc, ressentir, par comparaison, la virulence de l’acte libre. La liberté explorée ici, n’est pas la liberté d’un Vic Makey ou d’un Jack Bauer, libertés brutales et fulgurantes certes, mais pragmatiques, expertes, immédiates. La liberté de Walter White est une liberté au sens bergsonien du terme : une liberté, qui se conquiert dans la durée, qui se déploie aussi mûrement, aussi minutieusement, que la maturité même des personnages. A cela tient, par exemple, la pertinence d’un bottle-episode comme « The Fly », qui n’a d’autre objectif narratif, que celui d’installer un climat anxiogène au sein duquel les personnages dévoilent un pan de leur psychologie et surtout, macèrent dans le temps ...

 

Ce qui fait la force de Breaking Bad, c’est de puiser ses différents enjeux, que j’ai tenté d’évoquer dans cet essai, dans la forme même de la série télévisée. L’avènement des séries télévisées, en ce début d’un nouveau siècle, succédant précisément au « siècle du Cinéma », est un événement comparable au développement du roman français, au tournant du 18 et 19 ème siècle. De romans concis, philosophiques ou apologiques, nous sommes passés à des préoccupations psychologiques, contemplatives, réalistes, préoccupations, qui demandent que l’auteur prenne tout son temps, car la réalité de ces descriptions ne peut être rendue sans la concrétude qu’apporte le long terme. Avec la série, la quotidienneté fait son apparition. L’anodin, le trivial, le grotesque, prennent le temps de s’entrelacer au grandiose, au sublime, mieux, de les soutenir, de les épaissir, de les légitimer. Ce qui fait qu’un personnage sera toujours irréductiblement différent d’un humain, c’est le temps que l’on a pour en développer le tempérament, le comportement, etc. La série vise cet horizon, combat perdu d’avance, mais ses spécificités de format permettent d’en approcher de manière sans doute plus proche que jamais dans l’art audiovisuel. Breaking Bad édifie des personnages imprégnés dans leur environnement, dispensés des codes du genre, soumis au déterminisme, disponibles à la liberté, inscrits dans la durée, et ainsi, par tout cela, des personnages un peu plus humains.

 

 

 

Remerciements à David (Director's Cut)

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