25 Mars 2014
D'importantes sorties cinématographiques, cette semaine, dans les salles françaises : "Captain America : Le Soldat De L'Hiver" de Joe & Anthony Russo, "De Toutes Nos Forces" de Nils Tavernier, "Real " de Kiyoshi Kurosawa, "Les Gazelles" de Mona Achache, "Closed Circuit" de John Crowley, "Gerontophilia" de Bruce LaBruce, "All About Albert" de Nicole Holofcener, les courts métrages d'animation "Le Parfum De La Carotte" de Rémi Durin, Arnaud Demuynck & Pascale Hecquet, sans oublier "Aimer, Boire Et Chanter", l'ultime long métrage d'Alain Resnais, récemment disparu. "Planète Cinéphile" vous propose la note d'intention du cinéaste.
"Pourquoi ce titre, Aimer, Boire Et Chanter qui n’a rien à voir avec le titre original de la pièce d’Alan Ayckbourn, Life of Riley ? Pour le rythme. La pièce était entièrement imprégnée de la musique des Pink Floyd. Pour moi, cela indiquait une époque précise, les années 1960 / 1970 et je voulais m’en détacher. Je cherche beaucoup à rythmer les changements de vitesse d’un film, à ce que la réalisation soit disparate. Des moments avec un découpage timide, académique, et puis, que subitement le ton change. Voilà ce dont je rêverais : que le spectateur dans la salle se dise, oui, bon, c’est du théâtre filmé, et soudain change d’avis, oui, mais au théâtre, on ne pourrait pas faire ça... Et ça redevient du théâtre, et ça redevient du cinéma, et parfois de la bande-dessinée avec les interventions de Blutch. Je voulais tenter de faire ce que Raymond Queneau appelait dans Saint-Glinglin « la Brouchecoutaille », c’est-à-dire une sorte de ratatouille, abattre les cloisons entre le cinéma et le théâtre, et ainsi, se retrouver en pleine liberté. Je le dis pour tous mes films, c’est la forme qui m’intéresse, et s’il n’y a pas la forme, il n’y a pas l’émotion. Je garde le goût intact de faire se rencontrer des choses qui ne devraient pas se rencontrer, c’est ce que j’appelle l’attrait du danger, du précipice. Avec cette formule que je répète à l’envi : « Pourquoi tournez-vous ? », « Pour voir comment ça tourne ». Alors, évidemment, j’ai été séduit par le théâtre d’Ayckbourn, qui peut sembler être un théâtre de boulevard alors qu’il n’en n’est rien. Il n’y a qu’à observer les risques de construction qu’il prend à chaque fois. Un jour, il a eu cette phrase : « Moi j’essaie de faire du cinéma avec mon théâtre, et Resnais fait du théâtre pour le cinéma ».
Comment cela a-t-il commencé ? J’avais lu dans une revue qu’un très prolifique Monsieur Ayckbourn montait ses pièces dans la toute petite station balnéaire de Scarborough, dans une salle dont les trois panneaux du décor étaient constitués par les spectateurs eux-mêmes. Nous sommes partis là-bas, Sabine et moi, comme pour un safari au fin fond d’une forêt exotique. Nous y avons vu une première pièce. Les acteurs devaient penser aux trois « murs » de spectateurs et les spectateurs, pour leur part, devaient avoir une bonne dose de croyance en ce qu’ils ne voyaient pas. Ce qui est aussi une bonne définition du cinéma. Dès ce moment-là, je me suis dit : cet homme est pour moi. Pendant quatre ou cinq ans, nous sommes revenus à Scarborough, anonymement, jusqu’au jour où un acteur, pendant un entracte, m’a reconnu et m’a dit : « Mais qu’est-ce que vous faites-là ? Il n’y a jamais de Français ici. Des Japonais, des Allemands, mais pas de Français ». Nous nous sommes donc enfin rencontrés, Ayckbourn et moi, on a bu une bière, je l’ai complimenté, il a soupiré : « Évidemment, je ne suis pas Tchekhov », j’ai répondu : « Eh bien non, vous êtes beaucoup mieux que Tchekhov ». Ce fut une rencontre riche en émotion. Quelques années plus tard, dans un jardin public, je vois Sabine rire toute seule en lisant une énorme pièce d’Ayckbourn, intitulée Intimate Exchanges (les titres d’Ayckbourn sont toujours intraduisibles), qui avait comme caractéristique de ne mobiliser que deux acteurs pour jouer une multitude de personnages, mais il fallait retourner douze fois au théâtre pour voir la pièce en entier ! Je suis allé voir Ayckbourn pour lui demander s’il accepterait que j’adapte ce qui allait devenir Smoking No Smoking. Il avait à son répertoire une quarantaine de pièces à l’époque. Il m’a dit : « Je m’attendais à tout, sauf à ce que vous choisissiez celle-là, vous êtes encore plus fou que moi ». Et je savais par un article, qu’il détestait qu’on tourne ses pièces en raison des obligations qui en découlaient. Je lui ai alors fait un serment : « Si je trouve un producteur prêt à financer le film, je ne vous préviendrai pas, je ne vous téléphonerai pas, je ne vous convierai pas à lire l’adaptation, je ne vous inviterai pas à dîner. Vous ne saurez rien de moi avant que le film soit fini et que je puisse vous le montrer. À ce moment seulement vous pourrez décider si vous en acceptez la paternité ». Il s’est illuminé. Et j’ai tenu ce serment, jusqu’à aujourd’hui. Et pour Coeurs (Intimate Fears in Private Places dans sa version originale) également.
Le gros problème que posait l’adaptation de Life of Riley, était le suivant : comment un public de cinéma pourrait-il comprendre qu’il y a quatre jardins qui ne se touchent pas ? J’ai donc mis des dessins de Blutch, des photos du Yorkshire, avec quelques plans de routes pour qu’on comprenne que parfois il y a vingt kilomètres qui séparent un jardin d’un autre. C’est en mélangeant ces trois éléments qui ne vont pas ensemble – les dessins de Blutch ne ressemblent pas aux décors de Jacques Saulnier, qui ne ressemblent pas aux routes du Yorkshire – qu’on saisit, j’espère, la notion de distance. J’ai voulu faire le film librement. On a procédé avec Laurent Herbiet d’une manière particulière. Herbiet étant un magicien de l’informatique, à peine ai-je prononcé une phrase qu’elle est enregistrée, parfois même, il la frappe avant que je la prononce ... Nous avons donc pris la pièce originale et avons procédé à un découpage immédiat. Pour cette phase de travail, j’utilise des petites figurines en plastique représentant les acteurs et je les déplace. Ce sont souvent des personnages de films, rapportés de mes voyages, je les préfère les plus anonymes possible. Ça m’aide beaucoup, je peux découper en même temps qu’Herbiet me suggère des raccourcis, des enchaînements. J’avais beaucoup fait rire Ayckbourn en lui disant un jour : « Je suis contre les coupures, mais pour les contractions ». Jean-Marie Besset, dont je connaissais et appréciais le travail d’adaptateur et d’auteur, s’est ensuite chargé de la traduction, et a travaillé sur la version anglaise déjà découpée.
Aimer, Boire Et Chanter ? On prend trois couples normaux, ou ce qu’on appelle normaux, qu’ils soient très heureux ou très malheureux, il suffit que survienne un évènement qui dérange, George, ça fiche l’hystérie partout. Oui, c’est drôle, mais il y a tout de même des moments où je fais passer l’ombre de la mort, sur une musique légère... Il y a une chose assez rare avec ce film : lorsqu’il a été terminé, nous avons constaté, le monteur Hervé De Luze et moi, que ce qu’on appelle « le chutier » - la corbeille où l’on jette les chutes, les scènes supprimées - était vide. Rien n’avait été coupé, tout avait été tourné. Oui, on peut dire ça, rien à jeter ! Il est vrai qu’il y a beaucoup de plans-séquences, des scènes dans leur continuité. Les comédiens ont été étonnants d’ailleurs. D’eux-mêmes ils se sont réunis en dehors des heures de tournage pour répéter. On a gagné un temps fou !
Qu’est-ce qui fait que, ne négligeant aucun artifice de théâtre, jusqu’à remplacer les portes par des toiles peintes qui s’écartent, on est tout de même au cinéma ? C’est un mystère. Oui, bien sûr, même si cela joue en faveur du film, il est bien question ici d’économie. J’ai été conforté dans cette démarche, en faisant un grand saut dans le temps, par Sacha Pitoëff et sa femme. Chaque fois qu’ils montaient un spectacle aux Mathurins, ils se trouvaient à court d’argent pour les décors. Ils reprenaient alors de vieux rideaux, ils empruntaient des vieux tapis et réussissaient à suggérer des intérieurs luxueux. J’ai présenté ça à Jacques Saulnier, en disant : « Sacha Pitoëff l’a fait, tu peux le faire ». Il a faiblement protesté : « Oui, mais au cinéma.. ». J’ai dit « Eh bien, on va le tenter »." Alain Resnais
Courtesy of Le Pacte
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