Planète Cinéphile

Cette semaine

CANNES 2014 : DIRECTOR'S CANNES #1

Director's Cannes

 

 

"Djinn, mon cher Djinn ... Comme j’ai aimé Faire l’Amour avec toi" ... Oui, le nouveau film de Djinn Carrenard s’appelle Faire l’amour, Fla pour les intimes. Faire l’Amour, c’est brutal ... Et tendre à la fois ... C’est efficace parce que c’est spontané, ou plutôt ça feint la spontanéité. Alors, on va me dire "Mais on nous la fait plus celle-là, ce n’est pas parce que la caméra est tremblante, chancelante, même, que les scènes sont improvisés, par des acteurs amateurs, qu’on a pour autant l’illusion du réel, je vous rappelle qu’en face il y a Ken Loach et les Dardenne, qui démaquillent Cotillard à la truelle et qui font chialer des enfants pour de vrai !"


Alors soit, je m’empare de votre objection, merci de me l’avoir opposée, car c’est justement là qu’est le point le plus intéressant. Djinn Carrénard poursuit dans Fla le geste initié avec Donoma, et qu’il a lui-même baptisé Cinéma Guerilla, qu’importe le nom, il s’inscrit dans une démarche qui est celle du néo réalisme italien des années 50, de la Nouvelle Vague des années 60, de Nick Cassavetes, du Martin Scorcese de Mean Street, du Pialat des années 80, du Dogme des années 90 et enfin de la génération de grands cinéastes francophones des années 2000’s Abdellatif Kechiche, Bruno Dumont, les frères Dardennes tout ça tout ça. Ils sont un groupe de jeunes cinéastes français à se présenter comme les héritiers de cette mouvance : Rebecca Zlotowski, Valérie Donzelli, Jean-Charles Hue, Justine Triet, Guillaume Brac ou Célie Sciamma. Céline Sciamma, qui présente à la Quinzaine son nouveau film, ça me fait une occasion d’en parler, je l’ai aussi vu aujourd’hui.


Ce dont ils héritent, c’est d’une esthétique de la pauvreté, qui enjoint à un naturalisme à la fois brutal et chaleureux. Le cinéma Céline Sciamma, par excellence, part de ce point de départ, mais lui accole des références hollywoodiennes, des emprunts au genre, très bien dosés, des musiques extradiégétiques, générant des séquences clipesques. Chez Xavier Nolan, ça marche d’enfer. Dans Tomboy, ça fonctionne à merveille. Dans Bande de Filles, elle pousse trop loin le procédé. Chaque séquence est fermée par un moment musical très appuyé, qui parasite le récit et encombre même l’émotion. Alors attention, Bande de Fille est une belle réussite dans son genre. On comprend que la presse étrangère soit à ce point séduite : jamais, si ce n’est peut-être avec Hors les Murs, ce qui lui avait valu la palme d’or, on avait été à ce point en immersion dans la banlieue parisienne contemporaine, pas celle de La Haine, celle qui se dessine ces temps-ci, avec ses familles, prise en otage par le grand frère du quartier, l’errance, la béance culturelle, et surtout, c’est sans doute là ce que Céline Sciamma filme le mieux, les codes sociaux spécifiques à cette univers. D’autant qu’elle prend ici le point de vue des adolescentes et n’en sort jamais. Ces filles qui doivent apprendre la domination, devenir des bonshommes pour exister dans leur quartier, dans leur famille, dans leur bande ... Comme le versant glauque de la petite fille qui voulait se faire passer pour un petit garçon dans Tomboy. On se souvient de la violence de la séquence final, où la mère allait jusqu’à, sans s’en apercevoir, humilier sa petite fille, pour avoir eu l’audace de ne pas répondre aux codes de son sexe. C’est cette violence que relance et que retravaille Sciamma dans son nouveau film. Seulement voilà, projeté le même jour que Fla, Bande de Fille dévoile par superposition, la grossièreté de son message sociale et de son fond trop explicite, trop théorique.


Fla se sert de l’indigence de ses conditions de tournage pour installer une esthétique singulière, générer un univers unique en son genre. Focus, contre-jour, montage façon youtube, faux-raccords, tous les éléments de maladresse participent de l’ambiance, de la poésie du film. En fait, Djinn Carrénard réussit le tour de force, de pousser assez loin les principes du naturalisme de l’image, de manière à en faire des éléments d’irréalité. Alors que Céline Sciamma importe des éléments de l’extérieur, des références à Hitchcock, un travail des lumières hollywoodien, Djinn Carrénard lui, trouve l’épique, le fantastique, le tragique, le genre, à même son propre système, plus que cela, à même l’héritage de Desplechin et de Bruno Dumont.


Comme Donoma, Fla part d’une histoire d’amour au principe fou. Un jeune rappeur parvient à convaincre son coup d’un soir de garder l’embryon qu’elle porte de lui en écrivant un rap en son hommage, alors qu’ils ne se connaissent que depuis 24h. Le diapason est donné : l’art peut l’impossible, l’art peut l’absurde, l’art sauve des vies. L’ampleur que prend Fla et qui surpasse celle de Donoma, vient de ce que nous ne suivrons rien d’autre que le destin de ce couple, quand Donoma pouvait prendre des allures de film à sketchs. Carrénard, c’est sa grande force, fait durer les scènes. Il n’y a pas de plus grande preuve de courage pour un cinéaste que d’étendre une situation jusqu’à son point de rupture, plutôt que de choisir l’ellipse ou la parole rapporté. Il y a dans Fla un génie de la justesse des dialogues, de la réalité des comportements humains. La force du jeu et de la mise en scène sont au rendez-vous. Un mot sur les dialogues : il existe une mouvance récente de séries TV comiques, qui recycle chacune un principe d’écriture de dialogue. Dans Kamelott c’est "comment expliquer des choses fines et sensibles à des idiots". Dans Curb your Enthusiasm c’est "comment réagir aux convenances sociales quand elles nous incommodent". Fla, installe une lutte constante du franc-parler et de la mauvaise foi. Comment faire face à une assistante sociale, qui ne comprend pas que pouvoir voir son fils est plus important que remplir des papiers. Comment faire comprendre au mec avec qui on a couché, qu’il ne peut pas faire comme si de rien n’était. Il en ressort des scènes déchirantes, une énergie de tous les instants et cette impression d’avoir accomplie toute une vie en un film.

 

 

 

 

Courtesy of La Semaine de la Critique & Director's Cut

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