11 Mars 2014
A quatre jours du début du "Printemps Du Cinéma", voici les nouvelles sorties que vous pourrez découvrir dans les salles françaises à partir de ce Mercredi. "Monuments Men" de et avec George Clooney, "Fiston" de Pascal Bourdiaux, "Maintenant C'Est Ma Vie" de Kevin MacDonald, "Son Épouse" de Michel Spinosa, "Patéma Et Le Monde Inversé" de Yasuhiro Yoshiura, "L'Étrange Couleur Des Larmes De Ton Corps" de Hélène Cattet & Bruno Forzani, "Un Amour D'Hiver" de Akiva Goldsman, le documentaire "La Cour De Babel" de Julie Bertuccelli ainsi que "Les Chiens Errants" de Tsai Ming Liang - qui n'est pas sans rappeler la thématique du premier court métrage d'Abbas Kiarostami, "Le Pain Et La Rue". "Planète Cinéphile" vous propose l'entretien du réalisateur taïwanais, en compagnie du critique et historien de cinéma, Charles Tesson.
Avec LES CHIENS ERRANTS, vous revenez à Taipei, la ville de vos débuts (LES REBELLES DU DIEU NEON, VIVE L’AMOUR, LA RIVIERE, THE HOLE), filmée sur un registre plus tragique puisqu’il y est question de précarité, de survie et de famille décomposée. Votre regard sur la réalité taiwanaise aurait-il changé ?
Tsai Ming Liang : "Le monde semble changer continuellement et, en même temps, il ne semble jamais avoir changé. Les problèmes restent et empirent : pauvreté, famine, guerre, pouvoir, désir, avarice, haine ... J’ai peut-être vieilli aussi. Pendant le tournage, j’avais souvent en tête ces mots de Lao Tseu : « Le ciel et la terre n'ont point d'affection particulière. Ils regardent toutes les créatures comme le chien de paille du sacrifice » (Tao Te King, chapitre 5). Ces pauvres gens et leurs enfants semblent abandonnés par le monde, mais doivent malgré tout continuer à vivre. De l’autre côté, ceux qui détiennent le pouvoir semblent avoir oublié ce monde. Ils travaillent incessamment à des constructions sans fin, mais ignorent quand la destruction surviendra."
En général, dans le cinéma, les images s’organisent pour développer une histoire. Dès les premières images des CHIENS ERRANTS, vous utilisez une série de plans-séquences qui casse la structure du film et donne un sentiment de discontinuité. Dans les films, la cinématographie est l’élément clé (lumière, couleurs, angle et texture des prises de vue, durée des plans). Alors que nous décortiquons chaque scène, l’histoire germe dans nos esprits. Comment avez-vous eu l’idée d’utiliser la forme comme structure, de longs plans-séquences et peu de découpage qui définissent la narration ? C’est ce parti pris qui fait la force et l’originalité de ce film.
T.M.L. : "Mes travaux récents sont de plus en plus éloignés de la narration, sans parler de l’histoire. Je n’ai plus faim de machines à raconter des histoires. Dans LES CHIENS ERRANTS, du scénario au montage, en passant par le tournage, il s’est agi de réduire la narration, d’abandonner ce que l’on appelle « l’intrigue ». Il n’y a aucun lien entre une scène et la suivante, ce qui donne l’impression qu’il n’y a ni début ni fin, mais donne une sensation de rupture avec l’instant, ce qui est vital. Chaque scène est une action d’un des acteurs en temps réel, captant les différents flux de la lumière, les ombres et les changements d’ambiance sonore. J’aime beaucoup cela. La structure toute entière du film n’a ni début ni fin."
Le film commence avec les forts contrastes du monde réel : propre (le supermarché aseptisé, lieu d’abondance) ou crasseux ; occupé ou à l’abandon ; les ruines et la ville, ou la présence de la nature sauvage. La scène de nuit de la barque sous la pluie, fait penser à LA NUIT DU CHASSEUR, quand les enfants s’échappent en barque (ici, le père dérive seul sur la barque, alors que les enfants sont protégés par une figure maternelle sur la rive). Là, le film bascule dans une histoire intemporelle de destin : le récit cruel de la fillette (le prince grenouille maltraité qui veut devenir roi), qui rappelle le poème du père. Habituellement dans vos films, dès que les personnages pensent à s’échapper, vous nous transportez dans des scènes musicales et oniriques ... Pas ici. Pourquoi cette direction bien plus sombre ?
T.M.L. : "LA NUIT DU CHASSEUR est l’un de mes films préférés. Le frère et la sœur échappent aux griffes de Robert Mitchum, montent dans une barque et dérivent sur la rivière ; ces images nous ramènent aux rêves oubliés et mystérieux de notre enfance... C’est un film que l’on ne peut surpasser en terme de cinématographie. J’espère que jamais personne n’en fera un remake. Dans mes derniers films, j’ai utilisé des chansons traditionnelles chinoises ou des séquences de chant et de danse enlevées pour alléger une atmosphère lourde et assommante. Rien de tout cela dans LES CHIENS ERRANTS, seul le visage de Lee Kang Sheng, qui s’est empaté depuis ses quarante ans, tout comme son corps qu’il a de plus en plus de mal à contrôler. Je suis comme Robert Mitchum, déformé et effrayant. En 1991, j’ai tendu un piège à Kang, ça fait vingt ans que j’attends et là, il m’a enfin donné une interprétation d’une qualité saisissante.Est-ce que je suis vraiment tordu ?"
Peut-on dire que LES CHIENS ERRANTS est habité par une profonde mélancolie, incarnée par cette fresque qui fascine et aspire les personnages ?
T.M.L. : "J’ai découvert cette fresque pendant les repérages. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, elle m’a fascinée. Le paysage familier de Taiwan dessiné au fusain sur l’intégralité d’un mur dans une maison en décrépitude ... C’est comme être debout devant un miroir et regarder un lointain rivage qui s’y reflète. C’est à la fois réel et irréel, à portée de main et lointain. Si tout le monde connait un paysage idéal, un rivage lointain et parfait, un endroit enfoui profondément dans son âme ... N’est-ce pas justement celui-là ? J’ai filmé deux scènes devant cette fresque et les deux ont largement dépassé la longueur de tous les autres plans. À quelle réflexion sur la vie un mur comme celui-là, ou un miroir, peut-il nous mener ?"
Nous n’avons pas l’habitude de voir des enfants dans vos films. Comment avez vous travaillé avec eux ? Dans le film, les adultes pleurent mais les enfants jamais. S’ils avaient été abandonnés, ils auraient survécu. Est-ce une forme d’optimisme ? Ils ne sombrent jamais dans la dépression, ne sont pas happés par la fresque ...
T.M.L. : "Les deux enfants sont le neveu et la nièce de Kang. Nous sommes très proches. La petite fille n’avait jamais joué avant. Elle a vivement résisté au début, mais s’est révélée devant la caméra sans avoir besoin de lui apprendre, je les ai donc laissés jouer. Ils étaient comme deux petits fantômes, hors de la douleur du monde, s’amusant tout seuls. J’étais comme eux quand j’étais petit. Cette fois, j’ai aussi lâché la bride avec les adultes, c’est principalement eux qui contrôlaient la durée des scènes. J’aime particulièrement certains moments en suspens, quand ils sont immobiles, l’air absent."
La bande son du film de Tu Duu Chih est remarquable. Au début, quand Lee Kang Sheng part en barque dans les hautes herbes, il faut un certain temps pour percevoir les bruits de la circulation en off, situant la scène à la lisière de la ville. Souvent, comme à la fin, le cœur du plan est silencieux, le bruit vient du hors- champ. Comment avez vous conçu la bande son du film ?
T.M.L. : "Les bruitages des CHIENS ERRANTS ont tous été enregistrés sur le plateau. Quand nous sommes entrés en studio, j’ai demandé à ce que tous les bruits de fond soient récupérés, y compris la respiration des acteurs, ce qui ajoute une sorte d’aspect brut, un sentiment de violence."
Une des scènes importantes du film est celle où le père rentrant chez lui, découvre que ses enfants sont partis, il ne reste plus que le chou sur le lit. La scène signifie que le désespoir et l’excès d’amour peuvent mener à l’infanticide. Comment avez-vous conçu cette scène, les éléments qui la composent et comment avez-vous dirigé votre acteur ? Avez-vous beaucoup répété ? Avez- vous fait beaucoup de prises ? Ou l’inverse ?
T.M.L. : "Je lui ai donné un chou et demandé de le manger. La première prise a été la bonne. Sinon, il aurait dû manger un deuxième chou."
Avec LES CHIENS ERRANTS, vous retrouvez deux acteurs qui vous sont chers, Lee Kang Shen et Yang Kuei Mei, déjà dans VIVE L’AMOUR, avec lequel vous avez obtenu le Lion d’or à Venise en 1994, et aussi dans THE HOLE. Que représente pour vous cette fidélité à ces comédiens et ce défi sans cesse renouvelé à transformer leur image, en particulier Lee Kang Shen, confronté à un rôle de père et à un personnage inédit ?
T.M.L. : "Les quatre acteurs des CHIENS ERRANTS travaillent avec moi depuis plus de vingt ans. Je les aime beaucoup et eux aussi sûrement car à chaque fois que je commence un film, ils sont à mes côtés. Ils sont aussi ma motivation la plus importante pour réaliser un film. Peut-être n’ont-ils jamais été la clef de la richesse pour moi et peut-être ne les ai-je jamais rendus riches non plus ; mais nous faisons un bon film à chaque fois et toujours plus abouti que le précédent. Si LES CHIENS ERRANTS devait être mon dernier film, aucun de nous n’aurait de regrets."
Pourquoi le titre du film correspond-il aux scènes où la femme du supermarché nourrit des chiens errants ?
T.M.L. : "Le film entier se passe dans des ruines. Dans ces ruines, il y a des chiens et des hommes. Les hommes se comportent comme des chiens et les chiens comme des hommes ; ce sont des chiens libres et des hommes libres.
Ils n’ont rien, mais qu’en est-il de nous ? Que possédons-nous ? Possédons-nous réellement quoi que ce soit ? Peut-être ne sommes-nous que des chiens errants."
Que pensez vous de l’actuel cinéma taïwanais ? Le cinéma chinois est en plein essor et plutôt attractif ; progressivement il semble prendre le pas sur le cinéma de Hong Kong et de Taïwan. Qu’en pensez-vous ? Comment vous situez-vous par rapport à cela ?
T.M.L. : "Je suis la personne la moins qualifiée pour parler du cinéma taiwanais, chinois, hongkongais, asiatique ou du reste du monde, car mon point de vue est différent. Les films dont on parle sont destinés au marché. Mes films ne se préoccupent pas du marché. On me demande régulièrement à qui s’adressent mes films, je ne le sais pas non plus. Mais je vis depuis longtemps, si longtemps que je me sens fatigué et que je n’ai plus envie de faire des films. Peut-être que toutes les choses que j’aurais envie de filmer l’ont déjà été."
Courtesy of Urban Distribution
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